Le Cachet de la poste faisant foi, Laurent Anne/Rodolphe Guerra, 2003.
Le Cachet de la poste faisant foi, Laurent Anne/Rodolphe Guerra, 2003.

De quoi c'est-y que ça cause ?

 

 Deux hommes se rencontrent en sortant d'un cinéma: hasard ? Chacun avoue à l'autre qu'il collectionne les lettres de gens célèbres: hasard encore ? Et voilà que chaque lettre de l'un se trouve être la réponse à celle que possède l'autre. Là, ce n'est plus un hasard, mais un miracle, qui nous vaut une correspondance soigneusement orchestrée. Madame de Gaulle mère demande conseil à Freud au sujet des frasques de son fils Charles, Rabelais et Nostradamus échangent sur leurs "hénaurmités", Landru passe une commande à son charbonnier, Toutankhamon se demande pourquoi le mauvais sort s'acharne sur lui, Richard Nixon écrit à Martin Luther King... Et tout cela donne les lettres les plus drôles qui soient, et les plus attachantes aussi, car derrière l'humour, tantôt tose tantôt noir, se cache une critique féroce de la société.

       Dixit l'éditeur ! ( http://www.editionspointdefuite.com/2auteurs.html )

 

 *

L'extrait qui suit met en scène deux personnages

bien connus du floklore de la crédulité...

 

 

 

 

 

LE CACHET DE LA POSTE FAISANT FOI

 

Elle va écrire, la mamma!

 

 

 

 

***

 

       Madame Marie s’en revient paisiblement du mar­ché, son cabas plein à ras bord, ce 5 avril 30. En arrivant chez elle, elle a la surprise de trouver la maréchaussée qui l’attend devant sa porte. Lors­qu’on lui annonce la raison de cette visite, redou­tant les ragots de Mesdames Yamina et Jézabel, ses deux voisines, elle fait entrer les re­présentants des forces de l’ordre dans sa cuisine. Depuis quelque temps, son grand fils, Jésus, n’a eu de cesse de faire le zouave aux quatre coins de la Judée, négligeant les couvre-feu, abusant des filles, de l’alcool, bref : défiant sans vergogne l’autorité, qu’il a fini par lasser. On annonce à la mal­heureuse ma­man que sa progéniture a été em­pri­sonnée, et que ses allo­cations familiales ris­quent fort de lui être suppri­mées. Éplorée, Madame Marie se frappe la poi­trine, hurle qu’elle veut mourir, puis, une fois cal­mée, s’assied à sa table, où elle entre­prend de ré­diger une lettre rageuse à l’at­tention du fruit de ses entrailles…

 

 

       

 

        Jérusalem, le 5 avril 30

 

        Mon fils,

 

        La vérité pourquoi tu vas monter sur la croix ? Tu pourrais faire ton intéressant autre­ment, non ? Qu’est-ce que tu avais besoin de dire que tu étais le roi des Juifs ? Un gars habile de ses mains comme to i! Tu aurais pu être le meil­leur charpentier de Palestine si tu avais voulu ! C’est bien, charpentier, c’est honorable, c’est tranquille, et ça respecte le Sabbat! Mon fils, lui, qu’est-ce qu’il fait quand c’est que c’est Sabbat? Il fait des guérisons ! Où qu’t’as vu qu’un charpentier, il guérit les gens ? Un pa­ra­ly­tique en plus!  Que si Dieu il l’a fait paralytique, tu dois pas aller contre Sa volonté à Dieu! Respecte un peu ! Et puis le charpentier il a un ou deux ouvriers pour l’aider, il a pas douze apôtres de malheur ! D’ailleurs c’est qui ces gens qui t’ont poussé à faire des bêtises ? C’est des voyous? Réponds à ta mère ! Il paraît que c’est un certain Judas qui t’a dénoncé au Sanhedrin[1] comme quoi tu aurais dit que tu étais le fils de Dieu! Où tu as vu que ta mère elle a couché avec Dieu ?

        Mais le pire de tout, le pire du pire, c’est que c’est les Romains qui vont te tuer, ces goys ! Et ce qui est pire que pire, c’est que le motif, c’est « agitateur public ». Mon fils un agi­tateur ! La honte sur moi ta mère ! Tu me fais de la peine tu sais... Mon fils il a cassé les tables des marchands du Temple ! Mens pas, c’est Ma­dame Bilous qui me l’a dit. Toujours tu te fais remarquer en mal sans penser à ta mère. Et que je passe quarante jours dans le désert que per­sonne sait où tu es, et que je change l’eau en vin (tu veux la mort des taverniers ou quoi ?) et que je multiplie le pain (tu veux que les bou­langers aussi ils meurent ?), et que je guéris les pa­ralytiques (tu sais ce que j’en pense, je le répète pas, je fais pas de bavardages, moi), et que je par­donne à des prostituées des rues, et que je par­donne, et que je pardonne... mais à sa mère, on lui fait pas de cadeaux, à sa mère. On préfère monter sur sa croix comme un vulgaire voleur. Jure à ta mère que tu as pas volé au moins !

        Ayayayayayayaye ! Et tu sais ce qui est pire ? C’est que tu fais ça à ta mère en pleine période de Pessah[2]! Aucun respect ! Si tu étais pas mon fils, c’est moi-même ta mère qui t’accrocherais à ta croix. Je suis triste de te perdre. Ah! comme on dit chez les Ben Sardou, « si les Romains n’étaient pas là... » Sois fort et pense à ta mère qui se morfond dans ses larmes.

        Marie

 

        P. S. : Ta mère, elle s’apprête et elle va voir Ponce Pilate, on sait jamais.


 

 

 

***

 

 


 

        Le jeune délinquant est occupé ce soir-là à recou­vrir de graffitis les murs de sa cellule lorsqu’un de ses geôliers lui transmet la triste missive que lui a écrite sa maman. Il interrompt ses activités, le temps de la parcourir d’un œil étonné; il ne s’agit pas, comme il l’espérait, d’un mandat, mais de do­léances. Un peu déçu, il pose la lettre sur un ta­bou­ret, et l’oublie. Mais au petit matin, il se réveille en sueur. Toute la nuit, il a rêvé de sa mère qui le tour­men­­tait : tantôt le houspillant, tantôt pleu­rant… Il dé­cide alors de lui répondre, ce qui va lui prendre la journée, car il n’a plus tenu la plume de­puis la communale.

 

 

     

 

 

 

        Jérusalem, le 6 avril 30

 

        Ma mère,

 

        Le Romain qu’il me garde, que c’est un bon goy pour un goy, il m’a donné ta lettre qu’elle m’a crucifié! Comment ma mère elle peut croire les ragots que tous les saligauds de Judée et de Navarre ils racontent sur son fils ? Com­ment ma mère elle peut imaginer que son fils, il est pas un bon fils, qu’il a été capable d’inter­rompre ses études d’avocat pour faire pleurer sa mère ! Et d’abord, qu’est-ce que c’est que ces histoires de Judas, des apôtres et des tours de magie et tout le bazar, que je com­prends rien à quoi que tu racontes ? Tu dois confondre avec un autre Jésus, qui est enfermé dans la même prison que moi, que celui-là, il est portugais et qu’il a escroqué des gens en faisant le zouave à faire des tours de cartes et à faire sortir des lapins des kippas.     Celui-là, il dit tout le temps « décontrasté » en souriant bête­ment, qu’on ver­ra bien s’il fera encore le « décon­trasté » quand bien­tôt les portes du cirque Maxime sur lui vont se refermer ! En vérité, ton fils il a rien fait de mal, juste il est la victime de la langue de vipère des femmes, les chiennes, je dis pas ça pour ma mère ! Tu sais comme ton fils il est sentimental avec les lyres et tout, oui ! Eh ben la vérité c’est que ton fils il a déclaré sa flamme à une catin, qu’il pensait qu’elle don­nerait des beaux enfants à faire sauter sur les genoux de leur grand-mère, la sainte femme, mais pfouatch ! tu connais les créatures : scor­pions et compagnie, que celle-ci, c’était une mau­vaise femme, qu’elle a rien trou­vé de mieux à faire que d’aller dénoncer ton fils à la maré­chaussée, qu’il aurait des pra­tiques im­pures ! Que c’est rien que des men­teries : jamais ton fils il utiliserait le trou qui sert pas à faire des enfants pour faire des en­fants ! Et comme ton fils, avec sa gueule de métèque, per­sonne il veut le croire sa bonne foi...

        Bon, ton fils il te laisse, qu’il doit écrire une lettre de motivation au chef des ressources hu­maines de la prison pour qu’il me libère.

 

        Ton fils qu’il embrasse sa mère

 

 



[1] Tribunal religieux et civil.

[2] Pâque juive.